Le Soupir de l’Immortel

De Antoine Buéno, Editions Héloïse d’Ormesson, 08/2009, 640 p. € 25,00

soupirimmortelPour un pavé, c’est un pavé ! Du vrai, du gros, du lourd. Pas seulement pour ses 640 pages, parce que c’est désormais la norme ou presque. 640 pages denses, compactes. Foisonnant nous dit-on en 4° de couverture. Ça, c’est beaucoup plus rare. 640 pages de vraie science-fiction.

Le roman, proprement dit, ne compte que 620 pages, auxquelles s’ajoutent 18 pages d’un glossaire bien utile et 2 pages de bande son constituée de rap, forcément antédiluvien, quoiqu’il ne semblât pas y avoir eu de déluge entre notre époque et l’an 570 AFT (après la Ford T – sortie en 1908), donc 2478.

« Après Ford », ça ne vous rappelle rien mes petits drouguis ?Non ? Encore trop occupé à rêver de moutons électroniques ? ( p. 397).

« Quand Le Meilleur des Mondes rencontre Alice au Pays des Merveilles » nous dit encore la 4° de couv’. D’Alice, pas grand’ chose, dirons-nous. Sous forme de traces. Par contre, Antoine Buéno nous recycle le roman d’Aldous Huxley, en long, en large et en travers, l’assaisonne d’Anthony Burgess et ne manque pas de nous glisser une allusion explicite à notre maître à tous, Philip K. Dick et une autre à Asimov. Tant Burgess qu’Huxley sont des auteurs réputés de la littérature anglo-saxonne, au point que le second à même été enseigné dans nos lycées professionnels à une époque où j’y séjournais, qui ont souvent lorgné sur l’autre face du monde d’où Dick les enviaient. Dans Le Soupir de l’Immortel, les éléments post-dickiens abondent et Buéno tient à nous faire savoir qu’il sait d’où ça vient. Le Monsieur sait payer ses dettes d’un trait d’humour.

Point n’est besoin au péri texte de s’étendre sur le pedigree d’Antoine Buéno. Né en 1978, il est chargé d’études au Sénat, enseigne également la littérature à Science-Po. C’est là son quatrième roman. Bref. C’est l’une de ces éminences grises qui pense pour nos politiciens et enseigne la littérature dans une de ces taupes où se forment les futures élites de la nation. Qu’une personne chargée d’éclairer les décisions de nos politiciens soit férue de SF est une bonne chose ; tous ceux qui aiment ce que cette littérature a à offrir de meilleur en sont convaincus. Buéno s’est abreuvé aux meilleures sources.

La 4° de couverture (qui m’a fait acheté le roman) est rédigée comme suit « L’an 570 après Ford. Le monde est enfin durable et uniformisé. Plus de crise environnementale, plus de guerre, plus de misère. La planète est devenue un Eden ultralibéral, une jungle luxuriante d’humains bigenrés. Tout ne va pourtant pas pour le mieux. L’immortalité se paie au prix fort. » Le Soupir de L’immortel est un roman d’anticipation politique. L’univers qu’Antoine Buéno nous propose est une projection idéalisée de la droite contemporaine. Par idéalisée, il faut comprendre qui a réalisé son discours, considéré projet ou qui est en passe de le faire. L’auteur est capable de projeter tous les espoirs et l’optimisme qu’un libéralisme sans frein peut faire miroiter tout en le minant et en le sapant le tout sans qu’il n’y paraisse. Est-il de droite ? Est-ce que le roman est de droite ? C’est en tout cas l’œuvre de quelqu’un qui connaît la droite de l’intérieur comme aucun gauchiste ne la connaîtra jamais, de quelqu’un qui la pratique à défaut de l’embrasser. Le Soupir de l’immortel n’est en aucun cas à droite comme peut l’être La Paille dans l’œil de Dieu de L. Niven et J. Pournelle. C’est un roman de droite critique. On est aussi à des années lumières de la SF politique française des années 70/80 ; il n’est plus ici question d’opposition entre les bons écolo-gaucho-anarcho-marxistes et les méchants capitalistes réactionnaires, fascistes et militaristes. Le clivage est plus proche de ce que l’on connaît aux Etats-Unis, entre Républicains et Démocrates, mais avec un important groupe centriste qui fait très européen.

L’an 570 AF, donc. Le monde a beaucoup changé. Le monde a très peu changé. Trop peu ? On y construit un gigantesque artefact spatial capable d’héberger 70 millions de personnes. Par bien d’autres aspects, ce monde à l’air bien plus proche du nôtre dans le temps et l’on se demande comment certains éléments des plus superficiels d’aujourd’hui sont parvenus à persister si longtemps. Les thèmes de la campagne électorale (la notion même de campagne électorale d’ailleurs) semblent tout droit sortis du 1° siècle AF alors que quatre siècles plus tôt, 3° siècle BF (before Ford) l’Europe est en proie aux affres de la Guerre de 30 ans. Actuellement, nous assistons à une accélération du progrès, mais à termes, les mémoires informatiques pourraient avoir un effet inverse de préservation du passé dans le présent surtout si cet effet entre en résonance avec l’immortalité humaine. Le progrès, en ces temps à venir, ne cesserait de ressasser son passé en permanent mouvement revival ; un passé conserver dans ses moindres détails, les plus superficiels ou les plus triviaux. « …ses Dragibus à l’acide citrique, ses crocodiles en gélatine de véritables os d’animaux, ses Schtroumpfs aux pectines gélifiantes et ses fraises Tagada injectées d’amidons variés (…/…) L’épicerie fine Saveur d’antan poussait le pittoresque très loin… » (p. 488) ou « Elles ont été créées en 261 pour les nanorobots dentifrice Email Diamant, Email Diamant, blancheur virginale » (p. 421). Tout le roman est semé de ce genre d’allusions qui font comme autant de coups de zoom et rapprochent de nous l’an 570 AFT. Ceci dit, il n’est pas du tout certain que nous ne soyons pas aussi perdu ans cet avenir qu’un homme de la Renaissance le serait de nos jours. Ainsi, les humains de ce futur ont tous des implants cérébraux qui se sont développés concomitamment avec leur blastula, mérula, fœtus, jusqu’à l’adulte. « Bonjour, vous êtes bien dans la tête de Lénina, mais là, j’ai l’esprit ailleurs » (p. 333) nous répond la boite mentale du futur. Et ils sont immortels !!

Ils sont immortels. Et ça, ça change tout. Parce que plus rien n’est comme avant. C’est-à-dire qu’ils ne meurent plus de mort naturelle, mais ne sont pas à l’abri d’un accident ou d’un suicide ; meurtre et maladie ayant disparu. Du coup, les enfants aussi ont disparu, ou presque. La famille aussi, à la trappe. Enfin, la famille telle que nous la connaissions. En lieu et place, des cellules familiales, composées avec des membres des diverses strates sociales : alpha, bêta, gamma. La naissance n’ayant rien à voir là-dedans. Ceux qui en ont les moyens adoptent un pupille fabriqué sur cahier des charges dans un couveuse. Cette humanité est devenue vitripare, elle naît in vitro. Ce changement-là est bien plus radical que ce que nous avons pu connaître depuis la Renaissance. Pour qu’un enfant soit fabriqué, il faut qu’un humain ait quitté définitivement la Terre, soit pour l’outre-monde soit pour l’outre-tombe. Il faut respecter un numerus clausus sans quoi il y aurait une inflation démographique qui menacerait de ruiner tout le système. Ça apparaît certes nécessaire, mais ne fait pas que des heureux, de loin s’en faut. «Serez-vous tenté par la vie éternelle ? » Nous est-il demandé en bas de la couverture. Ce monde n’est pas la plus noire des dystopies. Il faut faire des choix, or choisir, c’est renoncer. Mais tout le monde a-t-il bien le choix ? Ce qui fait toute la force du roman d’Antoine Buéno, c’est que ce n’est jamais tout blanc ou tout noir. Ça oscille en permanence entre des millions de niveaux de gris fluctuant sans cesse. Il s’agit quand même d’une société offrant l’immortalité à tout le monde, d’office…

Le Soupir de l’immortel est constitué de vingt tableaux où apparaissent les membres de la cellule familiale de Karl Carnap, candidat centriste et favori à la Présidence Direction Générale du monde. Outre Carnap, la cellule est constitué de son pupille Mao Mach, des bêta John Stuart Minh et Léon Nozick et des gamma Lénina Comte, Aldous Comte, Marx Comte et bien sur Marvin, le domocile, intelligence artificielle tutélaire du foyer . Le roman est construit comme un fix-up sans en être un, certains des tableaux le composant auraient très bien pu être publié indépendamment en anthologie ou en revue. Les liens entre les uns et les autres sont parfois très lâches, tous ne contribuant pas forcément à l’intrigue principale si ce n’est de loin en loin. Par contre, ils dépeignent ce monde par d’innombrables petites touches avec une pléthore de détails qui font émerger un tout remarquablement cohérent et surtout sans longueur ni lourdeur. Le flux principal des péripéties est somme toute fort limité, mais comme il n’est lui-même que prétexte à véhiculer la réflexion, ça importe finalement assez peu. Cette intrigue est d’ailleurs d’une simplicité monacale sans que cela empêche la construction du roman d’être des plus fines.

Histoire d’accrocher d’emblée son lecteur, Buéno démarre sur les chapeaux de roue. Aldous Comte, junkie, commence par assommer sa mère et la sodomiser… dans une partie de jeu virtuel. Le deuxième tableau, outre nous présenter la cellule familiale de Carnap, nous annonce que tout a mal tourné dans les jours qui ont précédé. Les dix-huit suivant expliqueront pourquoi et comment une élection gagnée d’avance finit par être perdue.

Tout ceci, cependant, se déroule derrière le ballet ondoyant des multiples voiles de l’humour. Parce que si Le soupir de l’immortel est un roman politique, c’est aussi un immense roman humoristique. Les traits d’humour jaillissent en permanence, de partout. Antoine Buéno fait flèche de tout bois. Avec un sourire goguenard, il lubrifie un propos grave qui, sans cela pourrait paraître bien aride. Dès le troisième tableau, intitulé « Spiritualité », on plonge dedans. En 570 AFT, la spiritualité, c’est la sexualité la plus débridée. Les églises comme St Nicolas du Chardonnet sont toutes devenues des baisodromes avec même donjon SM en clocher. Pour un candidat à PDG mondiale, « prier », c’est-à-dire sucer, fait partie des figures imposées où tous les média sont là pour couvrir l’événement comme Léon Zitrone à un couronnement. « On dirait qu’il va prier un coup pour se mettre en jambes » (p. 86) Ce thème ne cessera de courir comme un fil rouge tout au long du roman dont certains passages ne sont pas sans évoquer la nouvelle de N. Spinrad : L’Entropie, bébé, quel pied d’acier ! (The Entropic Gang Bang Caper).« Elle avait conduit le petit à son cours hebdomadaire de catéchisme dans la sacristie.C’était là que les enfant étaient initié à la spiritualité.(…/…)Après l’avoir lâché au milieu des pédophiles… » (p. 90) Buéno n’hésite pas à recourir à l’humour le plus grinçant jouant délibérément du mauvais goût pour mettre l’accent sur les changement sociétaux qu’il tient à mettre en exergue. « Les voies du seigneur sont aussi pénétrables que celles de la vierge ! Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes (huxley) avant l’immortalité !)Nous déclare un prédicateur star du stupre dans son show. « La rue Saint-Denis, la rue des chapelles. La plus grande concentration se spiritualité crue de tout la capitale. (p. 264) Dans le tableau suivant où Mao visite la couveuse d’île de France, le directeur de celle-ci se nomme Crick. « Proudhon directeur de la SS et leader républicain » (p. 151). LES PLASTICIENS MAC TROY & NAMARA (p. 175). « Un enfant, ça se customise » (p ; 345) « Léon déchiffra plusieurs titres : Le matin des magiciens, L’écume des jours, …, le triptyque de l’asphyxie. Il n’avait jamais entendu parler des quatre premiers mais le cinquième lui disait quelque chose. » (p. 205) Et pour cause, c’est le précédent roman d’Antoine Buéno. Buéno sera aussi le nom du directeur de l’institut Pasteur dans ce roman où l’on découvrira encore que « le bouton de peyotl a inspiré de célèbres écrivains tels qu’Antonin Artaud, Henri Michaux, Aldous Huxley ou Antoine Buéno » (p. 260) Suite à une violente crise de jalousie envers sa « sœur » (ils sont tous bigenrés, hein !), John Stuart Minh en envoyé en camp de vacances réadaptatives où « la majorité des GI, les Gentils Internés, se promenaient dénudés… (p. 400) et dès la page suivante on a droit à « Yapou, la conscience du Yuan » qui nous renvoi bien sûr à Yapou, bétail humain (Désordres, Laurence Viallet) l’énorme (et lourdingue) trilogie de SF sadomaso du japonais Shozo Numa. Dans le VI, dans le lieu du tout, on visite même le Big Bang et il sera question de brane enroulée (p. 234), clin d’œil à la hard SF. C’est un véritable feu d’artifice, ça pète dans tous les sens.

Dans le tableau XII, Beauté, une réflexion sur l’art transpose la notion de ready made et ce que cela signifiait pour Marcel Duchamp de signer sa « Fontaine » vers les œuvres produites par génie génétique. (p. 423) ou « Quand l’impératif catégorique de la société était de « croire », l’art était religieux. Quand, avec la postmodernité, cet impératif est devenu « vendre », alors, l’art est devenu publicitaire » (p. 409).

Il nous faut revenir au tableau VII, Sécurité, pour se placer en plein cœur du roman, sur son cœur thématique. « Une humanité sans corps humain, c’est ça, l’Humanité élargie, la transhumanité.Alors seulement la révolution surmoderne sera achevée. Alors seulement nous pourrons tirer un trait sur la modernité et la postmodernité. Nous enrayerons les trois révolutions coperniciennes sur lesquelles sont fondées la modernité et la postmodernité. Freud a ravalé la conscience au rang d’illusion, nous avons donné conscience au moindre grille-pain. Darwin a chassé l’homme de l’origine de la création, nous avons pris le relais de l’évolution. Copernic, enfin, a chassé la Terre du centre de l’univers, et nous étendons la terre à l’échelle de l’univers !» (p. 229). « L’homme pourra être partout chez lui ! Et il se répandra dans l‘univers comme une nuée de sauterelles sur un champ de blé ! (p. 228). On retrouve la des choses telles qu’on a pu les lire presque mos pour mots dans l’essais de Jean-Michel Besnier : Demain, les Posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ? (Hachette). Là, on entrevoit, à travers ce credo positiviste qui dans le roman est le discours de Proudhon et des Républicains, les raisons du choix des noms de la plupart des personnages : Comte (Auguste), Carnap, John Stuart Mill. Il faudrait être bien meilleur connaisseur de la philosophie du XIX° siècle que je ne le suis pour mettre à jour le canevas auquel ces choix ont présidé. Je reste également dubitatif quant à savoir pourquoi certains personnages ont, eux, des noms célèbres dans le monde la physique quantique : le chef démocrate se nomme Schroedinger, la directrice du minicul (ministère des cultes) Heisenberg, il y a un/une (profitons du bigenrage) Dirac aussi quelque part.

A partir d’une situation politique qui est celle que nous connaissons, Antoine Buéno nous entraîne à sa suite dans une réflexion sur la manière dont il serait peut-être possible d’approcher la Singularité. Rien de moins. C’est dire l’énorme ambition du propos. Il nous manipule à travers l’intrigue pour nous amener aux idées qu’il tient à nous faire partager, approcher, toucher du doigt. Le soupir de l’immortel est un roman de partage. A travers le livre, l’auteur semble avoir envie de nous inviter à réfléchir dans cette direction, il nous aide à nous poser des questions qui pourraient être les bonnes quant à un futur qui est de moins en moins loin mais sur lequel on semble cruellement manquer de vue.

On l’a dit. Le Soupir de l’immortel est un roman foisonnant, énorme, goguenard, déjanté, profond, monstrueux, jubilatoire, mais c’est tout sauf un roman écrit juste pour le fun. Paru totalement en dehors des lieux habituels de la SF, il n’en est pas moins un pur livre de SF qui pourrait manquer une partie de son public comme ce fut le cas de L’arme d’amour de la cantatrice Isabelle Sabrié, publié chez Nicolas Philippe qui a édité aussi Spectateurs, le deuxième roman d’A. Buéno. Ce serait vraiment dommage. Le soupir de l’immortel a été assez abondamment mis en place en librairie, on l’y trouve encore facilement, il faut en profiter au plus vite. Il va sans dire que cet ouvrage est entre tous une priorité. J’avais dit de Ptah Hotep qu’il était une splendeur pour ses mots, ses sons, sa poésie ; de Mat de Ronan Brennan qu’il était remarquable pour sa narration et l’exposition des personnages ; Le soupir de l’immortel est tout aussi bon mais c’est en raison de l’intérêt des problématiques qu’il évoque.