De Ronan Bennett, Sonatine, 04/2009, 299 P. € 22,00
Voilà un roman dont l’économie de la chronique ne saurait être faite tant il va se situer haut sur l’échelle des productions de genre de l’année. Ceci dit, il ne relève pas d’un genre de l’imaginaire ni même des transfictions mais du polar historique aussi mimétique que possible. Le lieu : Saint Petersbourg. L’époque : le printemps 1914. La guerre couve. La révolution gronde. Un chaudron en ébullition dans lequel R. Bennett ajoute une bonne louche de psychanalyse et une grosse poignée de jeu d’échecs. À moins que ces ingrédients ne vous agréent point, il y a là tout pour ciseler une intrigue de haut de gamme ; d’autant qu’au fil des pages, l’auteur va se révéler un extraordinaire orfèvre ès thriller, faisant parler la précision du docteur en histoire.
Autour du personnage principal, Otto Spethmann, un psychanalyste juif qui tente tant bien que mal de se maintenir à l’écart de l’agitation de l’époque pour se consacrer à sa fille – Il est également veuf – et à ses patients. Mais l’une et les autres vont le replonger dans le Zeitgeist. L’intrigue forme une triple boucle autour de lui qui va finir par se resserrer comme autant de nœuds coulants. Sur la première, on rencontre son ami, le violoniste juif virtuose avec qui il joue aux échecs et qui lui présente Avrom Rozental, un champion d’échecs juif polonais très perturbé. Sa fille, Catherine, qui fréquente des activistes occupe la deuxième boucle en compagnie du policier Lychev qui enquête sur la mort d’un de ses derniers. La troisième comprend Zinnourov, un industriel pétersbourgeois pro allemand et antisémite, Anna, la fille du précédent qui est la cliente et devient la maîtresse de Spethmann et le colonel Gan, chef de l’Okhrana. Enfin, coupant ses boucles en divers point, on rencontre le terroriste Berek Medem et le député bolchevique à la Douma et homme de confiance de Lénine alors en exil, Grigori Petrov, qui est également en analyse avec Spethmann.
Dans ses remerciements, en fin de volume, Ronan Bennett ne fait pas mystère de ce que le personnage de Grigori Petrov incarne dans le roman la figure historique de Roman Malivowski, député à la Douma, considéré comme digne de confiance par Lénine et depuis 1910, agent de la police secrète. Malinowski démissionnera du parti en mai 14, date qui correspond à la fin du roman.
Bennett écrit (page 297) « S’il y eu bien un grand tournoi d’échecs à St Petersbourg en avril/mai 1914, aucun joueur du nom d’Avrom Chilowicz Rozental n’y prit part. Les passionnés d’échecs auront leur avis sur l’identité de l’homme dont ils estiment que mon héros s’inspire. » Selon moi, il y avait cinq candidats possibles. Szymon Winaver qui avait été invité, mais avait décliné, vraisemblablement en raison de son age. David Janowski a, lui, participé au tournoi. S’il est bien juif, Aaron Nimzowitch n’est pas polonais et sa carrière est encore loin des sommets qu’il tutoiera après la guerre. Xavier Tartakover, présent à St Petersbourg au tournoi de 1909, ne semble pas avoir été invité à celui de 1914. Aussi, l’homme dont j’estime que le héros de Bennett s’inspire est Akiba Rubinstein. Mêmes initiales, juif polonais pauvre (Rubinstein n’aura jamais les moyens de satisfaire les exigences financières de l’organisation d’un championnat du monde contre les tenants du titre, E. Lasker puis Capablanca, comme il était alors de coutume.) ayant fait des études religieuses pour devenir rabbin, sujet à des troubles schizophréniques s’aggravant à partie de 1932. Vainqueur du tournoi de 1909 avec notamment une victoire sur Lasker, Rubinstein a été éliminé au tour préliminaire du tournoi de 1914 à la surprise générale car il était alors considéré comme le plus fort joueur au monde. La description que Bennett fait de Rozental dans son roman correspond assez bien à la photo de Rubinstein prise en 1909 lors de sa partie victorieuse contre Lasker. Rubinstein ne se remettra jamais de sa contre-performance de 1914 à St Petersbourg ; son apogée aura duré de 1907 à la Guerre. Quand Lasker perd en 1909 contre Rubinstein, il est en Zugzwang, terme qui est le titre anglais en allemand de ce roman et qui, aux échecs, désigne une situation d’effondrement de la qualité où chaque coup que le camp perdant est contraint de jouer contribue à affaiblir davantage encore sa position.
Une légende veut que les cinq participants du second tour du tournoi de 1914, (Lasker, le champion du monde, Capablanca et Alekhine qui lui succéderont, Siegbert Tarrasch qui consigna les parties dans le livre du tournoi et Frank Marshall) aient été nommés par le tsar Nicolas II premiers Grands Maîtres d’échecs. Rien n’atteste cependant ce fait antérieurement à un article américain de 1940. Rubinstein devra attendre que la Fédération Internationale des Echecs (FIDE) fondée entre temps ne crée le titre de GMI en 1950 pour se le voir enfin attribuer ainsi qu’à 26 autres joueurs. (On compte aujourd’hui 900 GMI soit 0,02% des licenciés) La carrière de Rubinstein fut en réalité moins tragique que ce que laisse augurer celle de Rozental dans le roman. Enfin, toujours dans ses remerciements, Bennett cite le livre de Hans Kmoch : Rubinstein’s Chess Masterpieces : 100 selected Games.
Au regard de l’intrigue, il eut été opportun de conserver le titre original tant le thème du Zugzwang est récurrent tout au long du roman ; malheureusement, en France, il ne parle qu’au joueurs d’échecs contrairement à celui de « mat », métaphore des plus courante. C’est bien sûr le thème final de la partie qui oppose Spethmann et Kopelzon et qui est analysée au fil du roman avec diagrammes à l’appui. Mais c’est surtout une intéressante métaphore de la politique intérieure de la Russie impériale. Que la politique de Nicolas II oscille entre une ligne répressive prônée par l’Okhrana et une faction pro allemande ou une ligne plus modérée comme celle de Piotr Stolypine, Premier Ministre assassiné le 18 septembre 11 par un activiste à la solde de l’Okhrana (Fait qui n’est pas sans rappeler le roman et inversement.), la révolution et la chute du régime tsariste semble d’ores et déjà inéluctable.
Il est rare en littérature d’assister à de véritable séance de psychanalyse. Bien souvent, il ne s’agit, au mieux, que de simple psychothérapie. Ronan Bennett montre bien le travail de l’analyste à provoquer des réminiscences lors de la séance avec Anna ainsi que la souffrance qu’il y a à faire remonter à la conscience des événements traumatiques que le psychisme à juger bon de refouler dans le tartare de l’inconscient. Alors que Spethmann a des ennuis avec le policier Lychev, Anna propose de téléphoner à son père, Zinnourov, qui à le bras long et l’oreille du ministre de l’intérieur, pour faire cesser les tracasseries. Cela peut être interprété comme un acte de résistance du refoulé pour rester enfoui car Anna croit que son père à tuer sa grand-mère. Zinnourov, lui, tient à sa fille qui ne souhaite plus le voir et offre sa protection à Spethmann qui est censé renvoyer l’ascenseur en incitant Anna à reprendre contact avec son père. Plus tard, Zinnourov exigera que Spethmann cesse l’analyse d’Anna, ne tenant pas à voir ressurgir le passé. Ce qui peut correspondre à une volonté inconsciente de continuer à refouler les événements qui ont eu lieu à Kazan.
L’action du roman est située en 1914 et les premiers écrits du père de la psychanalyse ne datent que de 1895. Or, alors que la psychanalyse na pas encore 20 ans, il n’y a aucune référence à Freud dans le roman quand bien même Spethmann se voit confronté en la personne de Rozental à un cas inédit. Pourtant, quand il en vient à envisager une explication du cas Rozental liée à la mystique juive, un recours à Freud, également juif, semble naturel. Cela semble curieux mais ce n’est pas pour autant en contradiction avec l’histoire des débuts de la psychanalyse.
Grigori Petrov est le troisième patient de Spethmann que l’on verra en analyse durant le roman et il faut prêter une attention très soutenue à ce qu’il s’y dit ; ce que n’a pas fait Spethmann qui se montre là moins brillant que la quatrième de couverture ne nous le présente. Si vous connaissez bien la Révolution Russe, il faut éviter de commencer ce livre en lisant le péritexte sous peine d’y perdre quelque saveur. D’intéressantes révélations sont faites lors de la séance avec Petrov qui auraient éclairé les événements pour Spethmann d’un tout autre jour et la chute du « Roi » n’est plus alors une surprise.
Voilà un magnifique roman où la dizaine de personnages est ciselée avec une maestria exemplaire et le complot au centre duquel Spethmann se trouve impliqué est un chef d’œuvre bien dans la manière d’opérer provocatrice de l’Okhrana. Ronan Bennett s’est employé à inscrire son livre dans les interstices d’une histoire bien connue en la respectant autant que faire se peut. Mat est meilleur roman inédit qu’il m’ait été donné de lire cette année. Il vaut bien plus que le temps nécessaire à sa lecture. C’est beau, précis, brillant comme une combinaison en six coups !!
©Jean-Pierre LION 2016